Dans ses mémoires, Choiseul, qui fut le principal ministre de Louis XV dans les années 1760, se présente comme le type même de l’aristocrate jouisseur et insouciant tel qu’on se le représente à la fin de l’ancien régime, un personnage de Laclos, sans la méchanceté perverse, mais avec le même manque de sentimentalisme et le même cynisme enjoué. Ni la religion, ni la moralité qu’on décrira plus tard comme étant « bourgeoise » (et donc à bien juste titre) ne semblent tenir aucune place dans les calculs de son esprit ou les désirs de son cœur. Il ne montre pas, non plus, la moralité de l’honneur, qui était celle des aristocrates, mais qui, vers 1750, était déjà bien surannée – après avoir été combattue pendant plus de cent ans par le décret royal (c’est cette moralité aristocratique que Richelieu a essayé de détruire comme étant contraire à l’affirmation de la prérogative royale, et qui a failli en effet renverser ladite prérogative lors de la minorité de Louis XIV, n’eût été le fait qu’elle était en porte-à-faux avec les deux autres forces – bourgeoise et populaire – qui agissaient dans cette guerre de la Fronde ; guerre qui attend son analyse marxiste, car elle est pratiquement l’inverse, en terme de précipité socio-politique, des évènements, certes moins agités et moins violents, qui ont conduit Louis-Napoléon Bonaparte au trône, en 1852). Cette moralité de l’honneur survit chez Choiseul sous la forme du souci du nom. S’il n’était plus question de défendre le nom (le nom qui est une synecdoque pour la famille, le clan), il restait toujours important de défendre la réputation du nom. La défense du nom était une obligation éthique (il convient de vivre de telle façon, de suivre telles règles, parce que l’honneur le veut), celle de la réputation est une obligation esthétique (il convient de vivre de façon à paraître vivre de telle façon, à paraître suivre telles règles, parce que le décorum le veut). Songez, en religion, à la différence entre la piété réelle et agissante et la dévotion apparente et d’apparat. J’évite le terme d’hypocrisie, car il est non seulement inutilement moralisateur, mais aussi inexact. La moralité suivant l’esthétique impose des exigences dont les conséquences ne sont pas souvent très éloignées de celles de la moralité suivant l’éthique. Un cousin éloigné de Choiseul se marie. Bien qu’il n’entretenait aucun rapport avec lui et le connaissait à peine, Choiseul est tout de même consulté sur le mariage – suivant la logique clanique – et même invité à s’y mêler. Le mariage se fait, quoique contre son conseil – et ensuite, son cousin, qui, tout comme Choiseul, fréquente la cour, le mêle à toutes les questions de sa nouvelle vie conjugale. C’est ainsi que Choiseul découvre les soupçons qu’à son cousin que son épouse intrigue pour coucher avec le roi dans l’espoir de détrôner la maîtresse régnante, qui n’était autre que la fameuse Mme de Pompadour. Choiseul ne sait si cela est vrai, mais il est convoqué chez sa belle-cousine, de quoi ceci s’ensuit : « Je fus le lendemain, l’après-dîner, chez Mme de Choiseul. Elle me parut enchantée de me voir ; elle me dit qu’elle m’attendait avec impatience et, sans autre préambule, elle me fit la confidence de l’amour du Roi pour elle, de l’envie qu’elle avait d’y correspondre, mais de la condition qu’elle y mettait, qui était le renvoi de Mme de Pompadour, pour occuper sa place avec le même crédit. Je l’écoutais sans rien répondre, car je n’avais garde de l’interrompre. Mme de Choiseul continua, avec une volubilité et une étourderie inconcevables, à me dire qu’elle avait déclaré au Roi cette condition ; que je l’approuverais sans doute d’autant plus volontiers que j’étais le seul du nom qu’elle portait qui fût susceptible de profiter de tous les avantages de sa faveur ; qu’elle userait de son crédit d’abord pour me faire titrer et pour me procurer les grâces que je pourrais désirer ; qu’elle espérait en même temps que je me lierais à elle par l’amitié la plus intime et que je trouverais le moyen, de concert avec M. d’Argenson, de la débarrasser de son mari.
» Je n’eus pas de peine à voir que Mme de Choiseul avait une petite tête conjurée, qui regardait comme certain ce qu’elle désirait ; mais je voulus savoir si elle me donnerait quelques preuves de ce qu’elle m’avançait. Je lui parus douter de tout ce qu’elle me disait ; je lui observai qu’en pareille matière, il était aisé d’être séduite par les apparences. Elle se récria sur le mot d’apparence et je lui expliquai que je regardais ainsi le seul désir du Roi de coucher avec elle, et qu’il y avait loin de ce désir même satisfait à toutes les idées qu’elle se formait de sa faveur et au renvoi de Mme de Pompadour. Elle m’assura avec vivacité qu’elle ne se prêterait à rien sans ce renvoi, qu’elle l’avait déclaré au Roi » L’intrigante finit par montrer à son beau-cousin toute une correspondance qu’elle entretenait avec Louis XV. La dernière lettre reçue de l’érotomane couronné « était fort longue ; je ne me souviens pas exactement des mots, qui étaient mal arrangés dans cette lettre comme dans toutes celles qu’il écrit, mais elle me parut pressante. Il entrait en composition sur le renvoi de Mme de Pompadour. Je vis que Mme de Choiseul, ainsi que je l’avais soupçonné, n’avait pas tout accordé dans le jardin de Diane [un endroit du parce de Fontainebleau où elle avait rencontré le roi], et je craignis par cette lettre que, si elle continuait à résister et à être bien conseillée [par ses complices], elle ne parvînt à tout ce qu’elle prétendait et ne fût, dans le voyage même de Fontainebleau, déclarée maîtresse en titre. Le tableau de l’horreur d’une femme de mon nom dans cette place se présenta à moi avec effroi ; je ne balançai pas à dire à Mme de Choiseul qu’elle ne pouvait pas choisir, dans la circonstance où elle se trouvait, un confident plus propre que moi à lui donner conseil, d’autant plus qu’elle verrait que les conseils que je lui donnerais étaient fort désintéressés ; que je la remerciais de sa bonne volonté pour ma fortune ; qu’il serait honteux d’en désirer d’aucun genre par le sacrifice de l’honneur de mon nom et que, puisqu’elle m’avait confié ses secrets, j’étais obligé de lui déclarer qu’il fallait qu’elle engageât son mari à la conduire à Paris, du moment où je lui parlais à quatre jours, sans quoi je dirais à ce même mari tout ce qu’elle m’avait dit et tout ce que j’avais lu.
» A ce propos, Mme de Choiseul s’emporta contre moi, me dit des injures sur l’abus que je faisais de sa confiance, me menaça de l’indignation du Roi. Je l’assurai que je savais bien les risques que je courais ; que, si j’étais resté à Paris, il y avait apparence que je ne serais pas venu à Fontainebleau pour me mêler dans cette affaire, mais que, dès que le hasard m’avait initié dans ses secrets, il serait contre mon honneur et contre ma conscience de ne pas faire cesser des bruits et une intrigue déshonorante pour notre famille. « Ce n’est pas, lui dis-je, que je sois d’une pédanterie fort scrupuleuse sur l’amour, outre que j’approuverais tous les goûts, quels qu’ils fussent, que vous pourriez avoir, mais même que vous satisfassiez ceux du Roi, pourvu que pour le Roi ce fût en secret et sans aucune apparence de crédit ; en un mot, l’état de Mme de Pompadour me paraît insupportable. » Je joignis à cette fermeté toute la douceur dont j’étais capable ; je louai beaucoup Mme de Choiseul sur son bon naturel, sur le goût qu’elle avait pour l’honnêteté ; combien elle était susceptible de sentiments nobles ; enfin, je ne sais comment cela se fit, mais je l’attendris au point qu’elle me promit de partir de Fontainebleau le dimanche d’ensuite ».
Difficile de parler, ici, d’hypocrisie, dans la mesure où cette dernière consiste à suivre une pente qu’on sait mauvaise en se cachant derrière un paravent de vertu ; ou à condamner chez autrui un vice dans quoi on se vautre. Dans les deux cas, on poursuit un avantage personnel qu’on n’aurait pas dû rechercher tout en prétendant mériter les respects du public. Choiseul sacrifie plutôt l’avantage personnel qu’il aurait pu recueillir de la faveur royale, au nom d’un bien idéal qu’il estime être sans prix. Il ne condamne pas la légèreté de sa belle-cousine et ne défend pas les droits conjugaux de son cousin, qui tenait à la fidélité de sa femme (chose d’ailleurs assez déraisonnable dans ces milieux là, à cette époque là, ou, pour user de la formule de Choiseul, chose assez « pédante »). Mais le nom, le nom. D’ailleurs, Choiseul devra l’essor de sa carrière gouvernementale, quelques années plus tard, à l’amitié de Mme de Pompadour. Il savait que le chemin de l’ambition, sous Louis XV, passait obligatoirement par le boudoir de « la maîtresse en titre ». Mais s’il n’était pas déshonorant de se servir du déshonneur d’une famille qui n’est pas la vôtre, il fallait, en revanche, à tout prix préserver l’honneur de la vôtre.
C’est dans ce genre de détails qu’on prend conscience de la force de l’histoire, et du passage du temps. La tolérance presque illimitée de Choiseul sur les choses du sexe est une attitude aujourd’hui commune dans une partie considérable de la population dans les pays occidentaux en tout cas, si bien que son propos là-dessus ne détonerait pas de nos jours. Mais si nous avons été tentés de voir en lui un contemporain, cet « effroi » qu’il ressent à la perspective de voir son nom souillé par sa belle-cousine, devenue « putain royale », nous réveillerait. Dans son analyse du principe d’honneur, Montesquieu le dépeint comme un devoir, mais un devoir qu’on se doit à soi-même plutôt qu’à autrui. Et ce que Montesquieu appelle « devoir » est, au fond, un sentiment, c’est-à-dire une chose qui ne se réduit pas au calcul. L’honneur, explique-t-il d’ailleurs, éteint la peur, qui est le principe des régimes despotiques – l’honneur étant celui des monarchies, régime de la France du temps. Sous un régime despotique, les hommes, égalisés par la soumission qu’inspire la peur, ne s’élèvent qu’à travers la faveur du despote, celle à même de conférer une distinction à qui n’est rien ; sous un régime monarchique, en revanche, Choiseul peut en effet craindre plus le déshonneur que l’indignation du roi, dont le menace sa belle-cousine.
Mais s’il faut passer par le boudoir d’une putain pour devenir ministre, cela veut dire que le raisonnement de Montesquieu ne s’applique pas à la France de Louis XV ; que, contrairement à ce qu’il disait des monarchies, dans celle-ci du moins, le sens de l’honneur n’était pas récompensé par des distinctions et des privilèges, et seule la faveur royale menait au pouvoir. Montesquieu accuse Richelieu et Louis XIV d’avoir despotisé la monarchie française, et ceci expliquerait cela. On a souvent déduit de cette idée de Montesquieu qu’il réfléchissait, en fin de compte, en représentant de l’aristocratie, et qu’il avait du ressentiment du fait que la monarchie absolue, imposée par ces deux personnages, avait rabaissé l’aristocratie. Je pense surtout qu’il réfléchissait en philosophe, c’est-à-dire en quelqu’un qui admire tellement la cohérence de ses grandes idées qu’il veut y plier le rebelle réel. Son idée de la monarchie est un idéaltype avant la lettre, qui n’a jamais existé, n’a jamais pu exister et qui, comme d’ailleurs les imaginations de Max Weber, nous font courir le risque d’être tellement séduits par leur élégance intellectuelle que nous les préférons à la réalité. C’est le péché d’intellectualisme.
Choiseul méprisait Louis XV. Non seulement cela, il le détestait. Il se fait un malin plaisir, à chaque fois qu’il évoque des scènes avec lui, de souligner ses petitesses, sa mesquinerie, son caractère faux et flottant, même, on l’a vu, sa syntaxe défectueuse. Il y a une phrase extraordinaire de Choiseul qui montre à quel point il veut dire du mal de Louis XV, dont il veut à ce point souligner la malignité qu’il décrit une de ses mauvaises actions avec une série de termes insistant sur la volonté de faire du mal : « Il a le plaisir d’avoir le courage de faire du mal ». Ailleurs, il explique (prêtant cette idée à Mme de Pompadour, mais j’en doute) « qu’il est fort aisé d’engager le Roi à se défaire d’un ministre parce que c’est faire du mal à quelqu’un (… ) mais (..) il était difficile de le déterminer pour le remplacement, puisque ce serait faire du bien à quelqu’un. » Il est apparent que, pour lui, Louis XV n’était qu’un homme comme les autres, qu’il rencontrait d’ailleurs assez souvent, même avant d’être ministre, et qu’il traite, dans son for intérieur, d’égal à égal, ou tout au moins, d’égal à patron (si l’on peut dire) – certainement pas comme un despote qu’on doit craindre au point d’être toujours à genoux devant lui, en quémandant la faveur et en craignant la foudre. Il se montre d’ailleurs très dur à l’encontre de quiconque lui semble se rabaisser jusqu’à un tel rôle, et éprouve un sentiment de révolte en particulier à l’endroit des princes du clan royal (Bourbon) qui lui paraissent singulièrement frappés de ce qui, à ses yeux, est un vice et une anomalie : « Je ne puis m’empêcher d’écrire une réflexion que j’ai faite bien souvent : c’est qu’en général tous les princes de maison souveraine sont naturellement plus bas que les autres hommes, et que, dans tous les princes de l’Europe, ce sont les princes de la maison de Bourbon qui ont en partage la bassesse la plus méprisable ». Voilà pourtant Choiseul nommé ambassadeur au Vatican, séjour qu’il dépeint avec une plume digne de Voltaire, dans l’habileté ironique comme dans les opinions fort peu révérencieuses – lorsque lui arrivent les nouvelles de l’attentat de Damiens : « Je reçus par un courrier extraordinaire la nouvelle de l’assassinat du Roi [Ce mot « assassinat » ne signifiait pas alors nécessairement que la victime était morte]. L’on ne s’attend pas à un pareil événement et, quoique je reçusse par le même courrier une lettre de Mme de Pompadour, qui me rassurait sur la vie du Roi, cette nouvelle me déchira le cœur. Elle arriva vers les huit heures du matin ; elle fut connue de mes domestiques par mes larmes ; elle se répandit sur le champ dans ma maison, où il y avait beaucoup de Français, qui sortirent en désordre de leur chambre en poussant des cris et en versant un torrent de pleurs. Je fus obligé de m’habiller pour aller chez le Pape. Le domestique qui m’habillait m’inondait tellement de ses pleurs qu’il ne voyait pas ce qu’il faisait et que je fus au moment de craindre de ne pouvoir pas être habillé ni aller chez le Pape ».
En dehors du fait qu’il peut paraître curieux, en 2019, qu’un homme craigne de ne pouvoir sortir parce que son serviteur ne parvient pas à l’habiller (rappelons-nous tout de même que le grand habit d’un aristocrate européen au XVIIIeme siècle, c’est un peu plus complexe qu’un costard-cravate), ce qui frappe, évidemment, ce sont ces torrents de larme – et venant y compris de Choiseul, qui n’avait pas arrêté, dans les pages précédentes, de répandre son venin sur Louis XV. Et c’est ce qui m’a fait songé à Foucault. Foucault a décrit, comme on sait, le supplice de Damiens – un personnage qui, d’ailleurs, n’avait rien d’un Ravaillac, dont l’intention n’était pas de tuer le roi, mais de le blesser légèrement, de lui donner un coup de canif afin de le rappeler à ce qu’il estimait être ses devoirs dans une querelle de théologiens qui faisait alors rage en France. Je l’aurais tué si j’avais voulu, avait-il fait remarquer plus tard à ses tortionnaires. Mais Damiens fut soumis à une séance de mort par supplice prolongée de façon raffinée, véritablement médiévale, à cause de l’énormité de son acte : il avait voulu tuer le père des Français. Foucault en a déduit que le raffinement du supplice de Damiens avait pour but de frapper l’imagination des spectateurs, c’était le théâtre du pouvoir, qui se sert de l’horreur pour imprimer dans les cœurs la terreur de sa majesté. Foucault ne prend pas au sérieux l’idée que les Français considéraient véritablement le roi comme leur père national. Il sélectionne ainsi les faits historiques qui soutiennent sa thèse, notamment les moments où, scandalisée par la violence ou l’incompétence d’une séance de supplice publique et d’exécution, la foule se révolte et attaque les bourreaux ou essaie de libérer le supplicié. Cela arrivait, mais pas systématiquement, et surtout, on peut se demander s’il ne s’agissait pas, plutôt, de l’évolution des sentiments moraux depuis le moyen-âge, d’où provenait la tradition de ces supplices. Foucault, qui était plus philosophe qu’historien, est tombé là dans l’ornière de l’intellectualisme qui a marqué aussi l’œuvre de Montesquieu. Dans tous les cas, les résidents du palais qu’occupait Choiseul à Rome, en sa qualité d’ambassadeur de Louis XV auprès du pape, n’avaient pas vu ce supplice – qui n’avait pas encore eu lieu d’ailleurs – et leur réaction spontanée est bien celle de personnes dont le père ou la mère a été tué. Louis XV n’était pourtant pas mort, mais le simple fait qu’on ait essayé de le tuer a été conçu comme un malheur indescriptible. Plus loin, Choiseul ajoute douloureusement : « Je crois qu’il n’y a rien de plus touchant que cette douleur universelle, à laquelle se joignait la honte d’être d’une nation où il arrivait un pareil crime ». (C’est moi qui souligne). Un pareil crime – un parricide. Choiseul est mort en 1785 : moins de dix ans plus tard, cette même nation coupa la tête de son « père » Louis XVI dans une ambiance de kermesse.
Non pas que les opinions de Choiseul sur la personne de Louis XV aient changé. Peu après, il rentra en France, se rendit à Versailles : « Je vis le Roi chez Mme de Pompadour (…) ; je fus rassuré sur sa santé ; mais je le fus encore davantage sur l’impression qu’un tel attentat pouvait avoir laissée dans son esprit quand, après m’avoir fait des questions oiseuses sur Rome, il me parla de mon voyage et si j’avais vu son oncle, le roi de Sardaigne. Sur ce que je lui répondis que j’étais resté un jour à Turin pour lui faire ma cour, le Roi me demanda si il ne m’avait pas chargé de quelques commissions pour lui ; alors je crus ne devoir pas différer de lui dire que le roi de Sardaigne m’avait chargé de lui marque la part sensible qu’il avait prise à son accident. Quelle fut ma surprise lorsque le Roi, répétant le dernier mot accident, me dit qu’il ne savait pas ce que cela voulait dire et qu’il ne lui était pas arrivé d’accident ! Il y avait cependant tout au plus un mois qu’il avait été assassiné. Je m’en tirai en balbutiant que le roi de Sardaigne désirait lui marquer dans toutes les occasions son intérêt et son attachement. Soit qu’enfin le Roi comprît que je voulais lui parler de ce qui lui était arrivé le mois précédent ; soit, ce qui lui est plus naturel, qu’il voulût, suivant sa coutume, couper la conversation, il dit quelques niaiseries très étrangères à ce qu’il me disait et s’en alla, me laissant très persuadé que je devais être tranquille sur son état physique et moral. Mon sentiment fut rassuré et je fus éclairé sur la différence qu’il y avait entre les événements qui intéressent la personne des princes vus de loin ou vus vis-à-vis d’eux ».
La monarchie française sous Louis XV est qualifiée de « monarchie absolue », mais c’est un concept philosophique qui introduit des distinctions artificielles. La monarchie a toujours reposé sur un principe – et ici le mot principe ne renvoie pas à un sentiment – d’absolutisme. Ils s’étaient simplement munis de meilleurs moyens pour réaffirmer ce principe au XVIIeme siècle, et le seul qui n’a pas pu le réaffirmer en a eu la tête coupée (Charles Ier), de façon idoine, à l’entrée de ce Banqueting Hall qu’il avait fait édifier pour célébrer ledit absolutisme – lui dont le père, Jacques Ier, fut le théoricien et le doctrinaire du principe (dans deux traités, le True Law of Free Monarchies, et le Basilikon Doron – « l’offrande royal », en grec). Le système est simple et ne diffère pas de celui qu’on trouve ailleurs : le roi règne sur ses peuples et gouverne son royaume ; tous ceux qui participent au gouvernement ne le font qu’à son service. Toutes les institutions de l’Etat sont des services de la maison du roi, les décisions se prennent dans son cabinet à l’aide de ses secrétaires, chacun en charge d’un département de ses affaires. Historiquement, cette théorie est vraie des royaumes européens à quelques exceptions près (Pologne notamment). Le roi peut écouter ses peuples en les convoquant lors de congrès des ordres constitutifs de la nation, tels les états généraux, mais ils sont simplement consultés, ils n’ont aucune souveraineté. En 1614, la régente Marie de Médicis a mis fin aux assemblées des états-généraux simplement en faisant fermer les portes de la salle où elles se tenaient. Les délégués n’ont eu d’autre choix que de rentrer chez eux. Même après la décapitation de Charles Ier et la fuite de Jacques II, les Anglais ne s’étaient pas débarrassés tout à fait de cette théorie de l’absolutisme royal. Parlant de despotisme – que Montesquieu, comme tous les Européens du temps, pensait n’être le régime que des Turcs – l’auteur de la comédie The Madness of King George n’a pas tort, du point de vue de la vérité historique, de faire dire à son personnage de Pitt (Pitt le Jeune, principal ministre de George III d’Angleterre vers la fin des années 1780) : « We consider ourselves blessed in our constitution. We tell ourselves our Parliament is the envy of the world. But we live in the health and well-being of the sovereign as much as any vizier does the Sultan. »
Néanmoins, Choiseul enviait, quant à lui, le régime anglais, qui avait des éléments de pondération qui n’étaient point ceux perçus par Montesquieu, mais qui étaient certainement plus effectifs : « Il n’en est pas de la France comme de l’Angleterre, où un corps toujours subsistant de la nation maintient les lois et les principes de l’administration du royaume, indépendamment du Roi. Le roi d’Angleterre change ses ministres à peu près aussi fréquemment qu’en France, mais les principes de l’Angleterre ne varient pas. Sa Majesté britannique peut n’avoir ni connaissance, ni sens commun ; il n’est point à craindre qu’elle attaque les lois de la propriété et de la liberté anglaise, qu’elle lève arbitrairement des impôts, qu’elle détruise par négligence ou par intrigue la marine d’Angleterre, ni qu’elle fasse des traités avec les puissances étrangères contraires à l’intérêt de son royaume. Le roi d’Angleterre peut avoir, comme un autre, une fille de mauvaise vie pour maîtresse, laquelle serait entourée et conseillée par ce qu’il y aurait de plus méprisablement vicieux dans toute la nation ; cette fille pourra acquérir dès les premiers moments le plus grand ascendant sur son imbécile amant ; si elle parvenait à composer son ministère des espèces les plus décriées en tout genre des trois royaumes, les lois, les forces d’Angleterre, la sûreté, la liberté et la propriété de chaque individu anglais n’en seraient pas moins à l’abri de la sottise et de la méchanceté du roi, de la maîtresse et des ministres ; de sorte que le roi d’Angleterre a l’avantage de pouvoir s’avilir, se déshonorer, sans que la puissance et la nation anglaises perdent de son (sic) lustre.
» En vérité je ne crois pas qu’on jouisse du même avantage en France ».
Ce « corps toujours subsistant » de la nation dont parle Choiseul, c’est bien entendu le parlement. Il n’était pas souverain de droit, mais il avait mis, par contrat (la Déclaration des droits de 1689) le roi d’Angleterre dans une cage constitutionnelle dans laquelle, en effet, en dépit de ses prétentions à l’absolutisme, il ne possédait pas le contrôle direct et permanent sur les affaires publiques qu’avait son collègue outre-manche. Les Anglais avaient découvert le secret de contrôler le pouvoir exécutif. Quand on lit ce paragraphe pamphlétaire de Choiseul, on voit (au moins quand on a un certain niveau d’information historique) à quoi il fait allusion dans le règne de Louis XV : des ministres incompétents choisis par intrigue ont ruiné la marine (Choiseul, qui a une plume de vipère satirique, décrit ainsi l’un de ces ministres : « M. de Moras ressemblait parfaitement à une grosse pièce de bœuf et n’avait pas plus d’idées, plus de combinaison dans la tête qu’elle ne peut en avoir), menant aux défaites ultramarines catastrophiques de la Guerre de Sept Ans ; le traité inepte était celui conclu avec l’Autriche, le fameux « renversement des Alliances », que Choiseul déchire à belles dents (mais peut-être à tort) ; la fille de mauvaise vie, c’était Mme du Barry, dont la clique de bras cassés a fait chuter le ministère Choiseul. Mais je n’ai pu m’empêcher de penser à Trump et à ses foucades politiques et internationales qui paraissent tout aussi déréglées. Songeant à Louis XV, Choiseul écrit que pour qu’on puisse confier tant de « liberté » (de pouvoir d’en faire à sa guise) à un prince souverain, encore faut-il qu’il « connaisse les principes d’où dérive son administration dans toutes les parties et ait le bon sens de les faire suivre, quoiqu’il ait changé la manœuvre ». Suivez mon regard… Certes, contrairement à Louis XV, Trump n’est pas libre, il est dans une cage constitutionnelle. Sauf qu’il arrive que cette cage s’ouvre, et la bête sort. Il n’y a pas de solution parfaite.
Je lis ces mémoires du duc de Choiseul tels que publiés dans l’excellente collection du Mercure de France, « Le Temps retrouvé ».
Etienne-François, marquis de Stainville, duc de Choiseul