Djangal

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S’agissant de démocratie au Niger, il s’y passe des choses assez intéressantes d’un point de vue « théorie de la démocratie » ces derniers temps.

Le cadre général remonte aux années 2000, lorsque certaines économies africaines ont bénéficié (si l’on peut dire) d’une embellie dans les cours des matières premières (y compris, pour le Niger, l’uranium et un rien de pétrole) ; embellie évidemment de courte durée (comme de règle) mais au cours de laquelle on s’est laissé allé à la tentation de prendre ses aises (c’est bien naturel). L’actuel parti au pouvoir avait ainsi, lors de son arrivée aux affaires, un beau programme de dépenses publiques dans les domaines de la santé, de l’éducation et de l’agriculture, qui sont effectivement des priorités on ne peut plus raisonnables pour un pays comme le Niger. Ce n’était pas que paroles en l’air. En scannant les actions des dirigeants en 2011-2012, il me parut qu’ils prenaient vraiment au sérieux ce qu’ils proclamaient. Les initiatives n’étaient certes pas bon marché – les services de la santé furent étoffés par des centaines de recrutement, les contractuels de l’enseignement reçurent des programmes de formation et d’intégration à la fonction publique, des nouvelles universités furent fondées en province, et seule l’agriculture me paraît ne pas avoir bien profité de cette munificence en dépit d’un programme au nom politiquement bien pensé, les Nigériens nourrissent les Nigériens (ça permet de le résumer en « les 3 N ») – mais elles ne venaient pas trop tôt étant donné la catastrophe sociale qu’était devenu le Niger, à l’instar de bien d’autres de ses voisins. Seulement, elles furent compromises par la chute du cours des matières premières (pour l’uranifère Niger, Fukushima est passé par là) et par la pression sécuritaire des terroristes et djihadistes, post-Kadhafi (à mon avis, si la société internationale était mieux faite, l’OTAN, ou en tout cas le triangle Londres-Paris-Washington, aurait dû indemniser massivement les pays du Sahel pour le trouble qu’il leur a causé. Au lieu de quoi, on a Barkhane, un hochet français).

Pour conserver l’élan, l’Etat du Niger s’est endetté, à l’intérieur comme à l’extérieur, suscitant les sonnettes d’alarme du FMI et autres rappeleurs à l’ordre. Résultat des courses, l’Etat s’est attelé à renforcer la pression fiscale qui est ultralégère mais aussi ultra-déséquilibrée. Le Niger a allégé la pression fiscale, défiscalisant pour ainsi dire tout le monde rural – 80% des actifs du pays grosso-modo – à la suite de la grande sécheresse des années 1970, tout en accroissant la pression sur le « secteur moderne », ce qui encourage l’évasion fiscale (et toutes sortes de dégâts collatéraux) par la tendance à rester dans l’informel.

Les impôts sont chose si peu connue de la plupart des Nigériens que lors de mon dernier séjour dans le pays, je me suis trouvé à devoir expliquer de quoi il s’agit à un nombre étonnant de gens. Même le mot couramment utilisé dans les langues vernaculaires (djangal) est inconnu des plus jeunes en particulier. C’était des dialogues du genre :

« Mais pourquoi payer ce djangal ? »

« Pour payer le gouvernement »

« Et pourquoi payer le gouvernement ? »

« Mais parce qu’il travaille. C’est lui qui paie la police, les routes. »

« D’accord, mais tu me fais rire, car le gouvernement est plus riche que moi. »

« Et d’où crois-tu qu’il trouve l’argent qui le rend riche ? »

« Mais auprès du président, des ministres »

« Ah, mais… Bon… Mais où veux-tu que le président, les ministres trouvent l’argent ? »

D’accord, c’est un peu caricatural, l’interlocuteur, dans ce cas précis, étant un jeune domestique non scolarisé : mais c’est précisément auprès de tels esprits qu’on est confronté aux questions les plus radicales (qui sont aussi les plus naïves en apparence).

Dans tous les cas, ma dernière question, dans cet abrégé de dialogue socratique, lui fit l’effet maïeutique escompté car il se rendit compte que l’argent devait venir de quelque part.

Je pus lui expliquer qu’il ne pouvait venir que de trois choses : ce que l’on vend, ce que l’on reçoit sous ferme de dettes ou de dons, et ce que contribuent les citoyens. Or ce que l’on vend ne rapporte pas grand’ chose et d’ailleurs on achète plus qu’on ne vend ; les dettes et les dons sont un problème plutôt qu’une solution car les gens qui te prêtent ou te donnent de l’argent voudront ensuite te dire ce que tu dois faire avec et d’ailleurs ne te le donnent pas quand tu en as vraiment besoin mais quand ça les arrange. Donc il faut que les citoyens contribuent plus.

Et c’est là où le bât blesse.

L’impôt est soit le cœur battant de la démocratie, soit la férule la plus pesante du despotisme. Les Français, sous la colonisation, parvenaient à lever l’impôt auprès de toutes les catégories de la population. La pression fiscale était bien plus élevée que dans le Niger actuel. Même les années de famine n’arrêtaient pas le percepteur – en l’occurrence le chef de village (fonction imposée parfois à des populations sans chef afin de pouvoir lever l’impôt). Ce dernier avait intérêt à faire rentrer les redevances, car les sanctions pouvaient être sévères ou humiliantes (la bastonnade faisait partie de la panoplie). En plus des taxes diverses, il y avait l’impôt de capitation qui ne tolérait pas d’autre forme d’évasion que la migration en masse (cela arrivait, et aussi le fait de cacher le nombre d’enfants qu’on avait et d’autres choses de ce genre). C’était bien dur dites vous ? Il y avait des raisons économiques, etc., mais le fait est que cette violence fiscale était possible parce que la colonie était un régime despotique. Lorsque le Front Populaire voulut le démocratiser plus ou moins en 1936 (en transférant des droits civiques aux sujets coloniaux), les personnels de terrain s’y opposèrent véhémentement, en partie parce que nombre d’entre eux étaient des fachos, mais aussi, pour certains, parce qu’ils ne voyaient pas trop comment rendre les choses « praticables », disons, si l’on devait demander le consentement à l’impôt. Pour ce faire, il faudrait non seulement expliquer ce qu’on entendait faire avec les fonds demandés, mais débattre aussi de leur répartition, des questions d’égalité et d’équité fiscales, et du problème de la reddition de compte, toutes choses pour quoi le régime colonial ne disposait pas (avant 1946) d’institutions adéquates – c’est-à-dire démocratiques. Par ailleurs, firent remarquer certains bon esprits, on avait affaire à des masses de cultivateurs illettrés (les mots en usage à l’époque nous paraissent moins polis : « primitifs », « sauvages » et « non-évolués »). De telles institutions devaient attendre un peu plus d’« évolution » de leur part.

Bien entendu, après 1946, les institutions en question furent progressivement établies, au moins en surplomb (pas au plan local), évolution ou pas. Et l’axiome selon lequel la colonie devait payer pour tous les services consacrés à sa gestion avait été assoupli par l’idée que sans crédits de développement, tout cela ne mènerait pas à grand chose, ce qui eut un impact relativement civilisateur sur le système fiscal. Néanmoins, l’impôt de capitation et les méthodes coercitives subsistèrent. Après l’indépendance, le Niger fut gouverné par sa première « fausse démocratie », mais dans des conditions assez particulières. Il se trouve que ces gens – Diori et compagnie – étaient des autoritaires responsables. Ils prenaient l’argent (capitation) des paysans (djangal, mot bien connu dans les campagnes, à l’époque) mais se sentaient tenus d’en répondre. On croit rêver quand on lit que lorsque tous les candidats au bac ne réussissaient pas l’examen, Boubou Hama (l’un des triumvirs du gouvernement de l’époque) faisait des discours comminatoires dans les lycées en rappelant aux élèves que c’était l’argent de leurs parents (on peut dire littéralement, car la plupart des Nigériens de l’époque venaient tout droit du village) qu’ils gaspillaient. Comme Boubou Hama était logorrhéique (spécialité des discours de l’époque) et le bac était un examen terrifiant, j’imagine le traumatisme des élèves, mais la leçon devait être salutaire.

Comme noté plus haut, le djangal commença à devenir une relique du passé au cours des années 1970. D’ailleurs à partir de 74-75, l’uranium devint de si bon rapport que les militaires qui avaient renversé Diori se persuadèrent qu’ils pouvaient laisser filer le fiscal. A comparer, au Mali voisin (pays très semblable au Niger), en dépit de la famine, l’extraction fiscale des paysans telle que réarrangée sous Modibo Keita (1960-68), fut maintenue par Moussa Traoré : mais elle devint si faible, vu l’état désolant des campagnes, que l’Etat malien se trouva à plusieurs reprises incapable de payer les salaires. L’uranium permit à l’Etat nigérien d’éviter un tel dilemme – et on peut donc supposer que d’ailleurs ses dirigeants n’avaient guère d’autre choix.

Bref, pour revenir au présent : le gouvernement actuel veut revenir à l’impôt comme source majeure de revenu, ce qui me paraît sain (dans le contexte théorique de l’Etat-nation), en tout cas plus sain que l’« aide » et moins aléatoire que les matières premières. Mais la question est, comment le faire.

C’est un problème intéressant : la France colonisatrice pouvait le faire simplement au knout, car la colonisation était un régime despotique ; le gouvernement Diori pouvait le faire car il avait plus ou moins convaincu les paysans qu’il était « responsable » (bon, détail tout de même : pour les convaincre davantage, Diori essaya la démocratie à la base, en donnant aux coopératives paysannes une forte dimension « participation politique ». C’est là qu’il se rendit compte que contrairement aux idées des colonialistes – idées qui, il faut bien l’admettre, avaient été plus qu’à moitié inoculées aux « évolués » – les « primitifs » de la « brousse » pouvaient se montrer d’une sagacité redoutable sur leurs affaires et même sur les affaires du pays, et les coopératives furent promptement « dépolitisées »).

Le problème du gouvernement actuel, c’est qu’il ne peut pas recourir au knout (le Niger n’est pas à ce point une « fausse démocratie »), et il n’a pas convaincu qu’il est responsable. D’un côté, comme ce retour à l’impôt est une innovation, on peut penser qu’il mérite qu’on lui laisse le temps de faire ses preuves ; mais de l’autre, ses incartades et transgressions (la grotesquerie de la dernière élection, le recours nerveux et peu judicieux aux outils coercitifs de l’Etat, quelques scandales financiers par ci par là) ont abaissé considérablement son crédit de confiance. Le résultat, c’est que les opposants peuvent plus facilement faire tourner au vinaigre une initiative, même une qui serait moins délicate que la fiscalisation.

J’ai entendu hier ou avant-hier (ah, les réseaux sociaux) un discours caractéristique du ministre de l’Intérieur en langue haoussa qui disait en substance : « Nous ne prétendons pas que notre programme fiscal soit parfait, nous ne demandons qu’à en discuter, mais crénom de Dieu, pas avec les moins que rien qui s’opposent à nous en ce moment ».

En gros, il voudrait une opposition constructive – mais le gouvernement n’a pas travaillé, par le passé, à se donner une telle opposition, se servant « généreusement » (litote pour « abusivement », on l’aura compris) de l’appareil judiciaire-policier pour faire taire les irréconciliables et exclure les opposants indociles (c’est-à-dire les seuls opposants valables). Le ton hargneux du discours du ministre, répondant au ton irascible de celui de ses opposants, ne fait que renforcer l’hystérie et l’impression que tout débat constructif est impossible. Et d’ailleurs l’arène institutionnelle qui le permettrait n’existe pas (comme le discours d’opposition est pratiquement exclu du parlement, il s’est réfugié dans une chaîne de radio-télé privée aux attitudes contestataires, laquelle vient d’être fermée d’autorité par un gouvernement exaspéré, qui a coffré ses dirigeants par la même occasion – moyen idoine de les transformer en martyrs, bien entendu).

Soit dit en passant, c’est là un problème qui me semble plus vivace dans les pays francophones qui se seraient démocratisés. En Afrique de l’Ouest, on se targue du fait que seul le Togo (francophone) est « resté » au stade autoritaire depuis que la Gambie (anglophone) a été libérée de son tyran. Mais si l’on observe les autres pays, les Anglophones ont un style nettement plus libéral que les Francophones et montrent en général plus de respect pour l’état de droit et plus de retenue dans le recours aux forces de police, à la censure, etc. Certainement, chaque pays a son contexte propre, mais cela fait un bout de temps que cette disparité m’intrigue. (Les institutions francophones ne me paraissent pas de qualité inférieure forcément – par exemple, la cour d’appel de Niamey a ordonné à l’Etat de rouvrir la radio-télé mentionnée plus haut – mais elles sont soumises à plus de pressions politiques indues de la part des gouvernants, comme nous le rappellent encore ces derniers jours les manigances de Makhy Sall au Sénégal).

Tout ceci est bien dommage, car l’idée de renforcer la fiscalité au Niger est une excellente idée ; ce renforcement ne peut se faire sans débat constructif qui d’une part apporterait des idées pratiques/techniques et des principes d’application plus à même de faire réussir une opération extrêmement délicate (aussi bien sur le plan politique que, de façon cruciale, sur le plan économique) et d’autre part rendrait le processus plus acceptable (consentement diminuant les risques d’évasion ou d’incompréhension) ; et l’effort, le travail nécessités pour la mise en œuvre consolideraient l’aspect « gouvernance » qui est le seul aspect stable d’un type de régime politique (la démocratie représentative) qui est par nature instable.

Oh, well…

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