Du malheur d’être peu nombreux

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Retour d’Allemagne, je me retrouve dans l’avion à côté d’un Nigérien qui fait des affaires à travers l’Europe occidentale. Suivant ce que j’ai compris de ses activités, il est surtout importateur d’automobiles de seconde main, entre autres bricoles, et son champ d’action s’étend de la Bretagne à la Saxe en passant par la Belgique et le sud de l’Allemagne. Nous parlâmes tant et si bien de ces dites activités que je découvris avec intérêt le fait qu’il a été plusieurs fois confronté au racisme – et s’apercevant de mon intérêt, il m’a posé des questions sur le phénomène.

Ce qu’il faut savoir, c’est que la plupart des Africains qui passent l’essentiel de leur vie en Afrique ne savent pas ce que c’est que le racisme négrophobe dans le monde occidental. Ils en entendent parfois parler, mais cela reste pour eux si abstrait qu’ils ne lui accordent qu’une croyance vague et flottante, du genre de celle qu’on accorde aux choses sans intérêt, comme par exemple l’existence d’une activité volcanique sur la planète Vénus. Lorsqu’ils entrent en contact avec la chose, ils sont donc à la fois choqués et déconcertés. Ce qui les déconcerte le plus, c’est le caractère inexplicable de la chose. La conversation est venue sur ce sujet lorsque nous regardions la carte de survol de l’appareil sur le moniteur de cabine et que le nom « Dresden » apparut. Il s’exclama, « Ah, Dresden, c’est là où on n’aime pas les Noirs ! » Comme je demandai des détails, il me parla du fait qu’on y trouvait des véhicules sur lesquels les propriétaires avaient apposé des autocollants pour interdire formellement la vente aux Africains. Une telle action est probablement illégale, mais reste apparemment possible dans le cercle des revendeurs de voitures d’occasion. Une autre anecdote est un peu plus drôle, si l’on veut. Il s’est retrouvé une fois en train de conclure l’achat d’un véhicule en Bretagne, lorsqu’au dernier moment, le revendeur lui dit : « J’espère que ce n’est pas pour la faire participer à des actions de guerre. » Il répondit du tac au tac : « Non, nous allons juste nous contenter de passer après la bataille pour couper la tête des morts et les emporter avec la voiture. » Dans ce cas précis, il ne s’agit pas de négrophobie à proprement parler, mais le Nigérien n’en n’a pas été moins choqué – et il est vrai que ces représentations hallucinées de l’Afrique propagées par les médias internationaux nourrissent le racisme dans sa forme de mépris et de sentiment de supériorité (à Dresde, c’était le racisme de haine plutôt).

Voyant que je semblais avoir réponse à tout, le Nigérien me demanda d’où venait le racisme – posant la question en quelqu’un qui a découvert le phénomène avec surprise et qui continue à le trouver tout à fait énigmatique. C’est là que j’ai découvert que, pour ma part, je n’avais pas réponse à tout. Les questions les plus simples en apparence sont souvent celles qui sont, en réalité, les plus compliquées. Je me contentais donc de lui dire que cela venait des traites négrières, donnant l’exemple des Arabes qui étaient devenus racistes dès que l’énergie de la religion islamique les avait lancés à la conquête de l’Afrique du Nord, les amenant à considérer bientôt la terre des sudanis (Noirs du Sahel) et des zanj (Bantous) comme des réservoirs d’esclaves. (Les Nigériens de 2016 sont fiers du fait que leur pays aurait été, croient-ils, musulman depuis le premier siècle de la religion parce qu’un des chefs militaires qui conduisaient la conquête de l’Afrique du Nord, Uqba Ibn Nafi, s’était aventuré dans le secteur de Bilma. Ce qu’ils ne savent pas, ou préfèrent ne pas savoir, c’est que Uqba Ibn Nafi n’était pas venu là pour islamiser les habitants mais pour les forcer à lui livrer 360 esclaves en tribut annuel). De même, lui dis-je, on ne trouve pas trace de racisme négrophobe dans les écrits occidentaux avant le XVIème siècle, mais la chose commence à se manifester à ce moment là, et finit par devenir fort commune à partir du XVIIIème siècle. Cette sorte d’explication lui parut convaincante et il déclara, « notre problème, c’est que nous n’étions pas nombreux. » Cette conclusion me parut d’abord surprenante, mais après en avoir un peu parlé avec lui, je me rendis compte qu’il avait parfaitement raison. D’ailleurs, cela est corroboré par les historiens. Si l’Afrique n’a pas historiquement développé des systèmes étatiques robustes (avec ce que cela implique en termes de bases matérielles et fiscales ainsi que de population mobilisable pour le service d’Etat, i.e., l’armée, l’administration), c’est d’abord et avant tout pour des raisons de densités démographiques. En Afrique, d’ailleurs, les pouvoirs étatiques découlaient des populations, non des territoires, et la conquête était celle des hommes, non des pays. La rareté des hommes – c’est-à-dire du facteur premier de l’économie, le travail – les rendait précieux. On parle souvent du fait qu’il n’y avait guère de marché foncier dans l’Afrique historique et les terres ne pouvaient devenir propriété privée au sens usus et abusus. C’est qu’elles étaient longtemps restées trop abondantes pour être appropriées – un peu comme la mer aujourd’hui. Par contraste, il existait un marché des esclaves, parce que des trois facteurs du progrès économique, le travail, la terre et le capital, le plus rare était le travail, qui était extrait sous sa forme la plus brute, l’esclavage. Et l’existence de telles conditions en Afrique a d’abord rendu acceptable la traite négrière, jusqu’à ce que les Africains les plus perceptifs – comme le roi Afonso du Kongo – se soient rendus compte que la traite atlantique n’était pas une forme de mobilisation du travail profitable aux économies locales, mais une forme de prédation destructrice du travail, qui ne produisait tout au plus, en Afrique, qu’un capital marchand stérile (comme d’ailleurs l’est, en général, le capital marchand).

Bien entendu, je n’ai pas assommé le Nigérien – qui, d’ailleurs, est un « capitaliste marchand » par le fait – de tous ces détails, mais il y a mille manières de démontrer qu’il a raison de penser qu’au fond, le malheur historique des Africains vint d’avoir longtemps été trop peu nombreux dans leur continent.

Aujourd’hui, on leur fait le reproche inverse, et il faut s’en réjouir.

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